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Les dessous de la visite historique de Sadate en Israël en 1977
"Quand l'avion a atterri, nous ne savions pas du tout ce qu'il allait se passer"
En cette fraîche soirée de novembre 1977, le scepticisme planait sur l'aéroport Ben Gurion. La plupart des gens étaient plein d'espoir tandis que d'autres pensaient qu'Israël était victime d'un coup de bluff soigneusement orchestré.
Puis la porte de l'avion égyptien s'ouvrit et un homme en costume gris en sortit, avec une expression froide. Presque timidement, il sourit ensuite et leva sa main droite en guise de reconnaissance pour le tonnerre d'applaudissements qui émana de la foule. Le président égyptien Anwar Sadate était bel et bien en visite officielle en Israël, ce pays que les nations arabes refusaient de reconnaître.
Le président israélien de l'époque Ephraim Katzir et son Premier ministre Menahem Begin l'attendaient tous deux au pied de la passerelle de l'avion et leur poignée de main chaleureuse fut le point culminant après les jours frénétiques qui avaient suivi le 9 novembre, jour ou Sadate s'était exprimé devant une Assemblée égyptienne pleine à craquer.
Au cours d'un discours qui avait duré environ deux heures, Sadate s'était éloigné du texte préparé à l'origine. Personne dans le public – ni ailleurs dans le monde – ne s'était préparé à ce qu'il allait dire :
"Je suis prêt à aller jusqu’au bout du monde pour la paix…. Et les Israéliens seront surpris, mais je suis même prêt à aller jusqu'à chez eux, jusqu'à leur Knesset, pour discuter avec eux", avait-il déclaré.
A Jérusalem, le Premier ministre Menahem Begin avait eu vent de ce discours et, dès le lendemain, avait manifesté sa volonté de rencontrer le dirigeant égyptien.
Au terme d'une semaine d'agitation diplomatique entre Jérusalem et le Caire, on annonça finalement que Sadate se rendrait en Israël le 19 novembre.
En termes de préparatifs, il fallut partir de zéro. On ressortit des archives un fichier qui contenait tous les renseignements relatifs à la visite du président des Etats-Unis Richard Nixon en Israël en 1974 et on le consulta.
La sécurité posait problème. Pour le monde arabe, et surtout pour la Cisjordanie et la bande de Gaza, la visite de Sadate représentait une trahison. Le dirigeant serait une cible tout au long de sa visite, Israël déploya donc pour la délégation égyptienne un dispositif de sécurité sans précédent.
Plus de 10.000 agents de police et des milliers de soldats supplémentaires assurèrent la sécurité de la visite. L'ambassade des Etats-Unis prêta une limousine blindée. L'hôpital Hadassa de Jérusalem reçut des réserves de sang compatibles avec le groupe sanguin de Sadate et son entourage. Les blocs opératoires étaient en attente potentielle.
Mais l'armée - ou tout du moins son orchestre - était confrontée à un autre problème. En effet, personne ne possédait la partition de l'hymne national égyptien. Ce souci fut finalement résolu quand quelqu'un l'enregistra à la radio. Les répétitions débutèrent avec la cassette, puis les Etats-Unis parvinrent à envoyer une copie de la partition depuis Chypre.
Autre complication, les rues de Jérusalem devaient être décorées avec des drapeaux égyptiens mais personne n'en possédait. Les machines à coudre en produisirent aussi rapidement que possible.
On fabriqua un t-shirt commémoratif représentant Begin et Sadate entourés de cœurs et sur lequel il était écrit "All you need is love". En raison de l'amertume qui devait rapidement se développer, ce fut la première fois qu'un t-shirt de mauvaise qualité dura plus longtemps que le message qu'il portait.
Les musiciens israéliens écrivirent et enregistrèrent à la hâte des chansons parlant de paix, plus ou moins mémorables.
Les agences de voyages commencèrent à mettre en place des packages pour des visites en Egypte.
Le vendredi précédant la visite, une équipe égyptienne arriva en Israël. Des millions de téléspectateurs suivirent ce programme exceptionnel. Les Egyptiens étaient applaudis avec enthousiasme et, dans tout le pays, il régnait un enthousiasme débordant, et même de l'optimisme.
Mais tout le monde ne partageait pas cette excitation. Le Lieutenant-General Mordechai Gur, qui était à l'époque chef d'état-major, déclara à un journal israélien que cette visite était un subterfuge de l'Egypte. Il mit en garde les habitants et leur conseilla de ne pas "se laisser déborder par leur enthousiasme".
Gur n'était pas le seul à faire preuve de réserve.
"Quand l'avion a atterri, nous ne savions pas du tout ce qu'il allait se passer", se souvient un responsable israélien de l'époque, quelques années après cet événement. "Les portes auraient pu s'ouvrir sur des commandos égyptiens qui auraient sauté hors de l'avion et auraient ouvert le feu sur des Israéliens. On ne savait pas du tout à quoi s'en tenir".
Mais ce mauvais pressentiment se dissipa lorsque Sadate se mit au garde-à-vous au moment des hymnes nationaux israélien et égyptien, de la salve de 21 coups de canon et devant la haie d'honneur de 72 militaires.
La télévision israélienne déclama "C'est le début d'une nouvelle ère". Il n'y eut pas de discours à l'aéroport mais cela importait peu. La cérémonie télévisée était largement suffisante. La quasi-totalité de la population était devant son écran de télévision.
Ceux qui ne pouvaient pas regarder avaient trouvé des solutions alternatives. Le législateur du Parti travailliste de l'époque, Eitan Cabel, qui était à ce moment en plein entrainement militaire, écouta la cérémonie sur un transistor. Quand il interrompit une conférence militaire pour annoncer "Ca y est, il a atterri", un tonnerre d'applaudissements éclata au sein de ses recrues.
De son côté, l'ambassadeur israélien aux Nations Unies, Haïm Herzog, regarda la cérémonie à la télévision américaine depuis New York et ne put réprimer une larme. Tout comme sa femme, née en Egypte.
Sadate ne savait pas que des larmes coulaient mais il sentait l'émotion palpable qui flottait dans l'atmosphère. Sa raideur et sa solennité s'estompèrent quand il descendit parmi les dignitaires qui l'attendaient.
"Je ne bluffais pas", dit-il à Gur en lui serrant la main.
"Je voulais vous retrouver ici", dit-il avec un sourire à Ariel Sharon, alors ministre de l'Agriculture, qui avait mené la contre-attaque israélienne dans le Canal de Suez et en Egypte pendant la Guerre de Kippour, quatre ans auparavant.
Sharon lui répondit: "Je suis ravi de vous accueillir ici".
Mais les souvenirs de guerre étaient encore présents dans les esprits, en particulier la Guerre de Kippour qui s'était déroulée quatre ans plus tôt. Ariyeh Naor, qui était à l'époque chef de cabinet, se souvient avoir été "très enthousiaste" au moment où Sadate sortit de l'avion. Mais, en même temps, quand il lui serra la main et le regarda dans les yeux, il ne put s'empêcher de "penser aux amis que j'ai perdus dans cette guerre", se souvient-il.
Les Israéliens ne se contentèrent pas de regarder l'arrivée de Sadate à la télévision, des milliers d'entre eux sortirent dans les rues de Jérusalem pour applaudir son convoi quand il entra dans la ville et se dirigea vers le King David qui, pour l'occasion, était exclusivement réservé aux Egyptiens.
Cet état d'euphorie se poursuivit le jour suivant. Les journaux israéliens, qui avaient dans un premier temps mis en garde leurs lecteurs contre les débordements d'émotion, avaient désormais changé de ligne éditoriale. "Ahlan Wa Sahlan Bi-Rais Sadat" ("Bienvenue au Président Sadate") pouvait-on lire sur une bannière écrite en arabe en une du Jerusalem Post. On pouvait lire le même message en Une du quotidien Ma’ariv mais en hébreu.
Mais cette visite ne se déroula pas sans heurts. Sadate se mit en colère car seuls 500 Arabes et membres de son parti avaient été autorisés à prier avec lui à la mosquée d'Al-Aqsa à Jérusalem. Il demanda qu'on en laisse rentrer d'autres et le nombre monta à 6.000.
Le lundi matin, un agent de sécurité égyptien fut retrouvé mort dans sa chambre d'hôtel. Des médecins israéliens et égyptiens parvinrent à la conclusion qu'il était mort d'une crise cardiaque. A cette époque, les réseaux sociaux n'existaient pas encore et ne permettaient pas aux théoriciens du complot de s'exprimer librement. C'est pourquoi, des deux côtés, on garda cette mort secrète.
Par ailleurs, des rumeurs circulaient autour de la cravate que Sadate portait au dîner d'Etat donné en son honneur. Selon certaines mauvaises langues, les motifs représentaient des croix gammées entrelacées.
L'intérêt majeur de la visite de Sadate fut sans conteste son discours au Parlement israélien, la Knesset. Cet événement se déroula comme prévu, a l'exception de quelques députés qui ne l'applaudirent pas quand il entra dans la pièce.
Mais le discours de Sadate, et celui de Begin, ont démontré que, sous cette apparente euphorie, et malgré le "Nous nous apprécions" de Begin, les deux parties demeuraient loin l'une de l'autre.
Les deux pays ont conservé cette position lors des négociations tortueuses qui ont suivi cette visite, jusqu’à ce qu'un traité de paix soit signé en mars 1979, soit 15 mois après la première visite de Sadate en Israël.
Mais à cette époque, le fait que le dirigeant de l'un des plus grands pays arabes – qui était aussi l'adversaire principal de l'Etat hébreu au cours des cinq dernières guerres – annonce sa volonté de mettre fin à l'état de guerre entre les deux pays, était largement suffisant pour les Israéliens.
Sadate repartit d'Israël en ayant conquis la majorité du pays grâce à sa dignité, son enthousiasme et le message dont il était porteur. Comme il fallait s'y attendre, les Israéliens eurent du mal à reprendre le cours de leur vie après la grande agitation qui avait régné au cours des derniers jours.
Dry Bones, dessinateur au Jerusalem Post, appela ce phénomène la "Dépression post-Sadate".
Et c'est encore Dry Bones qui a le mieux résumé ce que les Israéliens et la majorité de l'opinion dans le monde entier pensaient des événements hors du commun qui venaient de se dérouler quelques jours auparavant. Un dessin humoristique publié la veille de l'arrivée de Sadate représentait un personnage réfléchissant à l'abolition des restrictions de la monnaie israélienne et des taxes de voyage.
"Et demain soir, Sadate arrive à Jérusalem", disait le personnage. "Je pense qu'il y a du LSD dans mon café".
Jeff Abramowitz est rédacteur en chef à i24NEWS