Analyse | "Juifs déguisés" : quand les ultra-orthodoxes tournent le dos à Tsahal, par Raphaël Jerusalmy
Face à la guerre, la résistance des communautés ultra-orthodoxes au service militaire soulève des questions profondes sur l'identité juive et la solidarité nationale


Où peut-on voir un pantin grandeur nature de soldat de Tsahal pendu haut et court à un balcon ? En Israël, dans le quartier juif orthodoxe de Beït Shemesh, à l'occasion de la fête de Pourim. Accrochée à son uniforme, une pancarte dit : "Plutôt mourir que de s'enrôler". Une autre poupée de soldat de Tsahal a été pendue à Jérusalem, dans le quartier ultra-religieux. Mais celle-ci est coiffée d'une kippa noire, porte barbe et papillotes et est punie pour s'être engagée dans l'armée de défense d'Israël. La communauté intégriste juive d'Israël s'oppose farouchement à tout recrutement de ses ouailles, même en pleine guerre. Délaisser l'étude pour aller se battre est un grave péché, même s'il s'agit de se battre pour défendre la Terre sainte et protéger le peuple juif. Que d'autres le fassent et périssent au combat !
Chaque année, on ne compte que 1200 jeunes ultra-orthodoxes prêts à servir sous les drapeaux. Sur 3000 convocations au service militaire obligatoire envoyées en 2024, seuls 240 jeunes hommes se sont présentés au centre de recrutement. Il y a deux sortes de soldats de Tsahal qui se font lapider et cracher dessus lorsqu'ils rentrent à la maison en permission : des Arabes dans leurs villages et de jeunes juifs dans les quartiers dits fervents. Beaucoup enlèvent leur uniforme avant de regagner leur domicile alors que tous les autres jeunes conscrits exhibent fièrement le leur. Mais pourquoi les meneurs de sectes s'opposent-ils si férocement au recrutement de la jeunesse pieuse ? Ils admettent eux-mêmes que la raison majeure est le risque que ces jeunes ne reviennent pas dans le giron de l'orthodoxie après avoir été exposés au monde extérieur et rencontré d'autres jeunes juifs qui vivent très bien leur judaïsme, mais autrement.
Dès leur plus jeune âge, les juifs ultra-orthodoxes vivent sous la coupe apostolique de chefs de file qui s'autoproclament détenteurs de la vraie foi sans qui la flamme sacrée s'éteindrait. C'est ce que prétendaient également Torquemada et les prêtres de l'Inquisition. C'est ce que prétendent également les Frères Musulmans. Une seule question me vient à l'esprit lorsque je considère leur apport au judaïsme. Quand, pour la dernière fois, a-t-on vu surgir de leurs rangs une sommité de la stature d'un Maïmonide ou d'un Maharal de Prague ? Et qu'on ne me parle pas de ces éminences imbues d'elles-mêmes qui se pavanent à Brooklyn ou Bneï Brak et dont le vedettariat émane de campagnes de marketing avec posters, portraits, pins et insignes. Ils sont une insulte aux juifs pieux et profondément croyants qui aiment leur pays et servent dans Tsahal, généralement dans les unités combattantes les plus ardues. Beaucoup sont tombés auprès de leurs frères et sœurs laïques ou juste respectueux des traditions. Les soldats issus des yeshivot dites "hesder" et ceux du bataillon "Netzah Yehouda" en sont les plus frappants exemples. Ils sont les émules de rabbins bien différents, ceux du sionisme religieux. Dès le début du vingtième siècle, le Rav Avraham Isaac Kook prêcha le fait que servir dans l'armée de l'État juif est l'une des étapes qui mène à la rédemption. Il n'y a pas de plus grande mitzvah que celle de la défense d'Israël. Sont saints ou "kedoshim" ceux qui paient de leur vie l'accomplissement de cette mitzvah, tels les Maccabim, les résistants des ghettos, les soldats et soldates de la Haganah puis de Tsahal.
Rappelons quelques points aux vénérés archevêques du tir-au-flanc. Dans le Livre Devarim, défendre ou libérer la terre d'Israël est définie comme "guerres de mitzvah". C'est par rapport aux "guerres de choix", nous dit Maïmonide. Les guerres de choix émanent d'une décision royale d'étendre le territoire ou de renforcer les frontières. Ces guerres-là nécessitent l'autorisation du Sanhédrin. Mais pas celles de "mitzvah" dont font clairement partie celles menées par Israël de 1948 à nos jours. Qui donc la Torah exempte-t-elle du devoir militaire ? Dans Devarim (20, 5-7), celui qui bâtit une maison, plante une vigne ou se fiance, est exempté. Dans Shemot, celui qui est trop apeuré car il affaiblit les troupes. Les lévites étaient exemptés, en effet, mais uniquement pour les guerres de choix, nous dit Bamidbar (1,49). Nous parlons là de l'époque du Temple dont les lévites devaient assurer l'entretien et la protection. Enfin, plusieurs passages de la Torah traitent de l'éthique à respecter au combat. Mais aussi d'hygiène, au point qu'un camp militaire, étant soumis au strict respect des lois de pureté et dévotion, était considéré comme endroit sanctifié.
La Haute Cour de Justice israélienne exige de mettre fin à l'exemption accordée aux ultra-orthodoxes afin de contribuer à l'effort de guerre. D'après le dernier sondage en date (31 décembre 2024), 84,5 % des Israéliens sont en faveur de l'enrôlement de toutes et tous sans exception, inclus les ultra-orthodoxes. Ceci alors que, pour sa survie politique, le gouvernement vient d'allouer cinq milliards de shekels supplémentaires aux institutions religieuses les plus extrémistes et qu'un minimum vital est versé à leurs étudiants anti-sionistes. Dans le même temps, les réservistes de Tsahal qui se sont battus durant des mois sur tous les fronts se retrouvent endettés et dotés de compensations honteusement insuffisantes. Le chef de l'état-major de Tsahal affirme qu'il lui manque 60.000 soldats pour mener à bien les missions auxquelles l'armée se voit confrontée actuellement. N'arrivant pas à puiser ce renfort dans les rangs des orthodoxes, il se voit forcé de muter les recrues ayant un profil médical de 64 (maladies chroniques, perte de capacité physique due à des opérations, etc.) vers les unités combattantes. La durée du service militaire qui devait être raccourcie reste la même pour l'instant mais risque même d'être rallongée. Les périodes annuelles de réserve ont été accrues de 45 % et l'âge maximum des réservistes augmenté à 41 ans pour les combattants d'élite, 46 ans pour les officiers, 50 ans pour les médecins. De bas intérêts politiques continuent d'entretenir cette injustice flagrante par rapport à ce que les Israéliens nomment aujourd'hui "le partage équitable du fardeau". Cela n'est pas nouveau. C'est juste devenu inacceptable depuis le 7 octobre 2023.
Mais ce qu'il y a de pire encore, c'est le détournement des valeurs judaïques par les intégristes. C'est le travesti de piété de juifs déguisés toute l'année. Pas juste à Pourim. C'est, par-delà le danger sécuritaire que pose leur refus de servir, la mise en péril de ce qu'est véritablement l'identité juive, dans son esprit de lutte, même contre les anges, et dans sa bravoure. Je reviens d'une visite à Auschwitz, jeudi dernier. Pas d'exemptions là-bas ! Par le passé, j'ai eu le privilège d'assister à des cours du Rav Chaim Yaacov Rottenberg, guide spirituel de la yeshiva de la rue Pavée, à Paris. Un soir, il nous a parlé de son père, le grand-rabbin Markus Rottenberg de Cracovie, déporté et mort à Auschwitz. Il nous a raconté comment son père s'était efforcé de respecter les commandements et prescriptions jusqu'au bout, et aussi comment il s'était dévoué à aider les autres, à les soulager, à lutter pour leur dignité de juifs face aux SS. Jeudi dernier, devant les fours crématoires, je me suis souvenu de son héroïsme et j'ai eu honte. Honte de comment les déguisés de la foi juive insultent sa vénérable mémoire. Et celle de nos soldats tombés au combat.