Analyse | "Heureusement que c'est arrivé à Be'eri", par Myriam Shermer
Après le 7 octobre, les Israéliens cherchent à se réconcilier les uns avec les autres. Une tendance aux conséquences politiques évidentes
C'est une phrase forte qui touche en plein cœur. La chaîne 12 a diffusé dimanche un reportage sur des rencontres entre les habitants du sud, en première ligne du 7 octobre, et des habitants du Goush Etzion, ce bloc d'implantations dans la région de Judée, au sud de Jérusalem. A priori, une rencontre plutôt improbable. Mais qui symbolise l'élan de réconciliation qui touche différents pans de la société israélienne depuis le 7 octobre. Interrogé au micro de nos confrères, Avidah Bahar, un habitant de Be'eri qui a perdu son épouse, son fils de 15 ans et sa propre jambe dans le massacre du Hamas, a même cette déclaration choc : "Heureusement que c'est arrivé à Be'eri et pas dans le Goush Etzion. Si c'était arrivé là-bas, j'aurais probablement dit quelque chose comme 'mais vous habitez où aussi', et même 'c'est bien fait pour vous'. Le 7 octobre est venu nous apprendre quelque chose. C'est une leçon que j'ai payée très cher pour apprendre, mais que je suis heureux d'avoir apprise".
Avec ses mots francs et simples, Bahar touche du doigt un phénomène important : le début d'une nouvelle ère politique en Israël.
Pendant près d'un demi-siècle, le conflit israélo-palestinien était le miroir dans lequel s'observaient les Israéliens. Droite et gauche s'organisaient autour de la solution à deux États et du degré de concessions que l'on était prêts à faire pour obtenir la paix qui ne manquerait pas d'arriver, un jour. Un état de fait politique qui avait progressivement changé alors que les négociations avec les Palestiniens s'enfonçaient peu à peu dans la torpeur au début des années 2010, remplacé par le débat interne, fatigué et ennuyeux : pour ou contre Bibi?
Avec ou sans signes religieux ostentatoires
Mais avec une large majorité d'Israéliens qui s'opposent désormais à la création d'un État palestinien jugé trop dangereux, les lignes politiques ont irrémédiablement bougé. De plus en plus de secteurs autrefois rivaux se trouvent de nouveaux points communs : fermeté sécuritaire, service militaire et engagement pour l'État, cohésion sociale et collectivité. Avec ou sans signes religieux ostentatoires, ils sont d'accord sur la nécessité de combattre les ennemis communs et de faire fleurir le seul État que possède le peuple juif.
Les conséquences électorales, même si encore peu décelables à l'œil nu, seront inévitables. En effet, sur 120 députés actuels de la Knesset, au moins 90 sont d'accord entièrement sur les propositions ci-dessus, et quelques 10 autres le sont partiellement. Des désaccords mineurs surgiront inévitablement sur la bonne politique fiscale à mener, ou le degré de réforme institutionnelle nécessaire pour la bonne marche du pays. Mais les véritables différends idéologiques ? Ils ont disparu.
Seuls demeurent deux vrais sujets : l'enrôlement pour tous et la réconciliation historique qui n'a pas encore eu lieu entre Ashkénazes et Sépharades, entre les descendants du Mapai historique et ceux du Likoud, entre les enfants de ceux qui ont humilié par leurs attitudes et les enfants de ceux qui ont été humiliés et en conservent des cicatrices émotionnelles. Il n'y a rien d'autre qui oppose aujourd'hui les classes moyennes de centre droit et la bourgeoisie du centre gauche. Aucun différend réel, ni idéologique, ni concret : il s'agit d'électeurs au mode de vie semblable et aux aspirations similaires. Avec ou sans kiddoush du vendredi soir, mais avec la même ambition de réussite sociale pour leurs enfants, de sécurité et prospérité pour leur pays. Alors que le Likoud a promu des personnalités progressistes dans ses rangs, même les questions sociales ne divisent plus réellement.
Seules les épines du passé demeurent, au sujet desquelles on proposera avec humilité qu'il suffirait de demander pardon (et de le penser vraiment).
Enfin unis et réconciliés, ce centre là constitue une majorité incontournable d'électeurs qui pourrait alors imposer sa vision aux franges de la politique israélienne : service militaire et contribution économique pour tous, ultra-orthodoxes et Arabes israéliens compris. Les solutions et les compromis nécessaires seront trouvés.
Cela sonnerait presque trop beau pour être vrai, mais c'est la réalité. Telles des enseignes tentant désespérément de refourguer des marchandises identiques, les partis politiques continuent pourtant d'essayer de se démarquer les uns des autres. Ils y parviennent peu pour la bonne raison que les meilleurs stratégistes politiques n'ont plus grand-chose à se mettre sous la dent, identité du leader exceptée. Dans le cycle électoral qui ne manquera pas d'arriver d'ici 2026, les Israéliens seront donc assaillis par des slogans qui chercheront à leur faire oublier leurs nombreuses similitudes. Leur intérêt national leur impose pourtant de s'en rappeler plus que jamais.